Angoisse. Colère. Sentiment d'être abandonnés, seuls face au danger de contamination. Les caissières et les employés des grandes surfaces et magasins d'alimentation sont aussi "en première ligne" pendant l'épidémie de coronavirus Covid-19. Avec des salaires parmi les plus bas de France.
Rédiger cet article a été particulièrement compliqué. Il a fallu multiplier les appels à témoignages sur les réseaux sociaux, et les appels téléphoniques pour recueillir leurs paroles.
Nos interlocuteurs travaillent dans des grandes surfaces ou des magasins d'alimentation. Beaucoup nous ont dit leur peur de parler, d'être reconnu et sanctionné. De perdre leur place. Impossible de prendre un tel risque quand on fait partie de ces salariés parmi les plus mal payés de France. A peine le SMIC. Et souvent à temps partiel, ce qui réduit davantage encore leurs petits salaires.
La prime de 1000 euros, annoncée par plusieurs enseignes de la grande distribution, a donc été bien accueillie. Mais elle est devenue un piège. Comme le précise Nicolas, délégué syndical CGT, qui travaille dans un hypermarché de Besançon :
J’ai une collègue avec un enfant en bas âge, elle avait décidé de rester au travail en se disant 1000 euros, c’est bon à prendre. Elle est tombée malade, douleurs aux poumons, les sapeurs pompiers sont venus la chercher au travail. Là, ça va mieux, elle est chez elle, mais elle est toujours très fatiguée.
Dans l'hypermarché de Nicolas, une trentaine de salariés sur 190 sont en arrêt de travail. La moitié pour garder leurs enfants. Les autres sont en quarantaine, avec une suspicion de contamination au Covid-19. Les autres sont malades, touchés par l'épidémie, ou arrêtés pour des crises d'angoisse :
C’est de la peur qu’on ressent, Les caisses sont très rapprochées les unes des autres. On travaille juste derrière notre collègue de la caisse à côté, sans distance de sécurité. Et c'est difficile de respirer avec un masque, huit heures par jour !
Le respect des distances de sécurité par les clients ? Selon Nicolas, il est quasiment inexistant. Les consommateurs s'agglutinent aux sorties, frôlent les caissières en déposant leurs achats ou en payant. Enfin, les employés ne comprennent pas pourquoi le magasin maintient tous les rayons ouverts, et pas seulement ceux de "première nécessité" comme l'alimentation et l'hygiène.
Boule au ventre et burn out
Françoise, elle, est littéralement en colère. Employée dans un supermarché du Doubs, elle en veut à sa direction. Et aux clients du magasin. Depuis quelques jours, elle est en arrêt de travail pour burn-out :
Je ne souffre pas du tout du confinement, depuis que je suis en arrêt de travail, je revis ! Je n’ai plus la boule au ventre, je me sentais en insécurité complète, seule au monde.
Françoise se souvient qu'au début du confinement, des règles avaient été établies. Face à des clients irrespectueux, elle pouvait demander l'intervention rapide du directeur ou d'un vigile. C'est terminé.
Le plus dur, c’est pour mes collègues en caisses de secours (les caisses automatiques), quand elles interviennent pour demander de respecter les distances, elles se font insulter. Mes collègues de l’accueil se font incendier par des clients qui passent les barrières de protection pour leur hurler dessus...
Crainte de contaminer ses proches
Employé commercial dans un hypermarché du Doubs, Vincent s'occupe de la mise en rayon des articles. Il estime avoir presque de la chance, par rapport à ses collègues caissières. L'essentiel de son travail se déroule avant l'arrivée de la clientèle.
Lui aussi constate un relâchement des règles de sécurité. Il y avait un filtrage et un comptage des clients à l'entrée du magasin, les premiers jours. Depuis, plus rien. La seule mesure qui subsiste est un créneau horaire réservé aux personnes âgées de plus de 65 ans.
Même avec des masques de protection, des gants et du gel hydroalcoolique, Vincent ne se sent pas en sécurité :
Personne n’est serein de toute façon ! Nous portons tous des masques, pas les clients, certains restent à distance, d’autres non. Ils prennent un produit à côté de nous, s’ils sont contaminés, on sait qu’on le sera aussi
Après la journée de travail, Vincent à une routine bien établie : enlever ses chaussures sitôt rentré chez lui, se changer pour mettre des habits "de maison" et éviter de contaminer sa femme. Puis prendre un livre et s'installer sur son balcon. Mais difficile de décompresser vraiment : "Je vois les bus quasiment vides, quelques promeneurs, l'ambiance de la ville rappelle sans cesse le confinement".
Désabusé, Vincent. Il nous parle de l'assurance que le magasin a contracté pour ses employés : "En cas de décès, ma femme touchera une indemnidation de 50 % de mon revenu brut annuel… ça ne me rassure pas, mais je sais qu’au moins elle aura une petite somme pour lui permettre de voir venir !"
"On est là parce qu'on n'a pas le choix !"
La peur est donc là, en permanence. La peur d'être contaminé et de tomber malade. Celle de contaminer ses proches et ses enfants, en rentrant à la maison. Petite consolation, certains clients font preuve d'empathie :
Beaucoup de gens nos remercient d’être là, mais on est là parce qu’on n’a pas le choix, si on le pouvait, on resterait chez nous ! J’essaie de faire mes courses quand je travaille, pour ne pas ressortir dans les magasins, j'y suis assez tous les jours, et je vis dans la peur,
résume Anne, caissière dans une supérette du Jura.
"La prime de 1000 euros ? Donnez-là aux soignants !"
Françoise attend avec impatience la fin du confinement. Pour retrouver ses collègues de travail. Mais elle appréhende aussi les conséquences de la crise sanitaire, le risque de traumatisme :
j’ai vu des clients se battre pour un paquet de pâtes, des gens qui ne nous écoutent pas quand on leur demande de respecter les distances, de nous respecter, et personne pour nous aider... Il y a des collègues qui vont craquer après le confinement !
Des conditions de travail très difficiles. Des petits salaires. La peur permanente. Pourtant, Françoise se met aussi en colère quand on lui pose la question de la prime de 1000 euros pour les salariés de la grande distribution. Une colère doublée d'un sens aigu de la solidarité :
La prime de 1000 euros ? Moi je n'en veux pas ! On ferait mieux de la donner à ceux qui travaillent dans les hôpitaux, eux la méritent !
* Les lieux de travail précis et les identités des personnes ont été modifiés pour préserver leur anonymat.
Les syndicats exigent la fermeture des rayons qui ne sont pas de première nécessité
Plusieurs organisations syndicales en ont fait une revendication prioritaire pendant la crise sanitaire liée au coronavirus Covid-19 : la protection des salariés qui travaillent dans les magasins d'alimentation.- La Fédération CGT Commerce et Services exige la fermeture immédiate des rayons non alimentaires qui ne sont pas de première nécessité : "Cette mesure permettra de réguler le flux de clientèle des magasins et éviter aux salariés une cadence de travail trop importante du fait du réassort des rayons, et une exposition trop importante au virus"
- Sud commerces et services revendique le renforcement des effectifs, la prise en charge des frais de garde d’enfants et le versement d’une prime exceptionnelle. Le syndicat précise : "c’est près de 700.000 salarié-es de la distribution alimentaire, travaillant déjà dans des conditions compliquées, qui vont devoir satisfaire, dans les semaines qui viennent, les besoins accrus de millions de personnes confinées avec leurs familles."
- La CFDT alerte sur "le fait que les distanciations sociales ne sont que très peu respectées dans les hypermarchés et supermarchés. Nous demandons [aux préfets] de faire appel aux forces de l’ordre afin que celles-ci puissent effectuer des vacations de manière régulière dans les structures commerciales pour venir en appui des services de sécurité des magasins"